CHAPITRE VII

 

Il y avait plus de monde maintenant chez Kaufman. Deux femmes et cinq ou six hommes au bar, deux couples assis dans les recoins, des gens autour d’un appareil à sous. La radio marchait à plein. Nous nous assîmes à la même table que précédemment, car elle se trouvait libre.

Occupé au bar, Kaufman ne nous vit pas entrer. Il nous aperçut un instant plus tard, alors qu’il remplissait un verre de whisky pour un client. Le liquide déborda le verre et tacha le comptoir. Là-dessus, il contourna le bar et se tint devant nous, les poings sur les hanches, d’un air à la fois arrogant et indécis.

— Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

— Deux verres de soda, répondit l’oncle Ambroise, imperturbablement.

Kaufman essuya ses mains sur son tablier. Après avoir regardé mon oncle, il me dévisagea. Je lui répondis par un regard dépourvu d’expression.

Puis, il prit une chaise, s’assit à notre table.

— Je ne veux pas d’embêtements, ici.

— Nous non plus, répliqua mon oncle. Pourquoi vous causer des ennuis ?

— Vous cherchez bien quelque chose… Pourquoi ne pas le dire ?

— Dire quoi ? fit mon oncle.

Le patron grimaça, comme s’il se contenait avec peine. Puis il s’exprima avec plus de calme qu’auparavant.

— J’y suis, maintenant. Vous assistiez à l’enquête au sujet de ce type qui a été assommé dans une ruelle.

— Quel type ? répondit mon oncle.

Kaufman respira fort.

— Oui, j’en suis sûr. Vous étiez dans le fond de la salle. Vous êtes des amis de ce Hunter, ou quoi ?

— Qui est Hunter ?

Kaufman parut encore sur le point d’éclater, puis il reprit posément.

— Inutile de vous donner de la peine, je ne peux rien vous apprendre. J’ai dit tout ce que je savais aux flics, et aussi à l’enquête… Vous y étiez, donc vous en savez autant que moi.

Sans répondre, mon oncle prit un paquet de cigarettes et m’en tendit une. Puis il en offrit une à Kaufman, qui fit semblant de ne pas le voir.

— Tout cela est clair. Alors qu’est-ce que vous venez faire ici ?

— Nous désirons deux verres d’eau.

Kaufman se leva brusquement et sa chaise faillit se renverser. Son visage était devenu tout rouge. Il rangea la chaise soigneusement, puis il retourna au bar, sans un mot. Quelques minutes plus tard, le barman, le grand maigre, vint nous apporter deux verres de soda. Il souriait aimablement et mon oncle lui rendit son sourire.

Kaufman ne regardait pas de notre côté. Mon oncle tendit un dollar au grand maigre.

— Garde la monnaie, Slim, pour ta famille.

— Merci. Tu sais, Am, mon gosse raffole de toi. Il veut savoir si tu vas revenir ?

— Bientôt, Slim. File avant que Sa Seigneurie nous voit causer ensemble.

Le barman partit pour prendre une commande à une autre table. Je demandai :

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous le connaissez ?

— Depuis hier soir. C’était son jour de sortie. J’ai eu son nom et son adresse par Bassett et je suis allé le voir. Il marche avec nous.

— Cent dollars, encore ?

Mon oncle fit un signe de dénégation.

— Il y a des types qu’on achète, mon petit, d’autres, pas. J’ai pu lui glisser quelques billets néanmoins pour la tirelire de son gosse, c’est tout.

Kaufman s’avança de nouveau jusqu’au bout du bar et je crus qu’il allait revenir, mais il n’en fit rien. Nous restâmes jusqu’à minuit passé, puis nous partîmes.

De retour à la maison, je trouvai maman et Gardie endormies. Maman m’avait laissé un mot me priant de la réveiller dès que je me lèverais, parce qu’elle voulait se mettre en quête d’une situation.

Fatigué, je m’endormis avec peine, ne cessant de penser à ce que j’avais appris sur le compte de papa. À mon âge, il possédait déjà un journal, il avait blessé un homme en duel, il avait été l’amant d’une femme mariée. Il avait traversé le Mexique à pied, il parlait l’espagnol couramment. Il avait passé l’Atlantique, vécu en Espagne. Dans une ville frontière, il avait été croupier !

Au même âge que moi, tout ça ! Il avait aussi joué des numéros de music-hall. J’eus du mal à me représenter son visage maquillé en nègre !

Je m’endormis enfin, mais ne rêvai pas à papa. Je me vis matador, combattant des taureaux en Espagne. Mon visage était barbouillé de noir, ma main tenait une rapière. Le taureau était un vrai taureau, cependant il avait le regard de Kaufman, il était Kaufman !

Il fonça sur moi. Ses cornes mesuraient un mètre de long, avec des pointes acérées comme des aiguilles, elles brillaient au soleil, l’angoisse me serrait le cœur…

 

Nous retournâmes à la taverne le lendemain, vers trois heures. C’était l’heure à laquelle Kaufman se montrait. Slim partait alors, et revenait plus tard dans la soirée quand l’afflux des clients nécessitait la présence des deux hommes.

Au moment de notre arrivée, Kaufman assujettissait son tablier. Il se borna à nous jeter un coup d’œil comme s’il nous attendait.

Nous étions seuls dans la salle, mais l’atmosphère me parut lourde. Sans savoir pourquoi, j’eus le sentiment que les choses allaient se gâter, et j’eus peur, soudain.

Nous prîmes la même table. Kaufman s’approcha :

— Je ne veux pas d’embêtements chez moi, dit-il. Pourquoi ne filez-vous pas ?

Mon oncle se borna à répondre :

— Nous nous trouvons bien ici.

— O.K., dit Kaufman qui revint au bar et nous en rapporta deux verres de soda.

Mon oncle lui donna vingt cents. Kaufman retourna au bar et se mit à nettoyer des verres ; à un moment donné, il laissa tomber un verre, qui se cassa.

Un peu plus tard, la porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Deux grands gaillards, des durs, à n’en point douter. L’un était un ex-boxeur, cela se voyait à ses oreilles, de petits yeux, une tête ronde et des épaules d’orang-outang.

Par comparaison, son compagnon paraissait petit.

Seulement par comparaison, parce qu’un deuxième coup d’œil vous apprenait aussitôt qu’il était presque aussi costaud ; avec une gueule de cheval.

La porte franchie, les deux gars s’arrêtèrent et jetèrent un regard circulaire, mais sans avoir l’air de nous voir. Mon oncle changea de position sur son siège, il remua les pieds.

Les deux phénomènes s’approchèrent alors du bar. Kaufman posa deux verres devant eux et les remplit sans avoir reçu de commande.

Ce simple fait m’aurait renseigné, si j’avais eu besoin de l’être.

Une sueur froide m’inonda. Mes jambes me soutiendraient-elles, si je me levais ? Je me le demandai.

Du coin de l’œil, j’observai l’oncle Ambroise. Son visage était parfaitement immobile, ses lèvres ne remuaient pas ; il parlait néanmoins, juste assez fort pour que je l’entende. Sur le moment, j’en fus surpris, puis, je me rappelai qu’il était ventriloque.

— Petit, je préfère rester seul pour faire face à la situation. File… par la fenêtre. Immédiatement, parce que la danse va commencer dès qu’ils auront bu.

Il mentait, je le savais. Sans être armé, il ne pouvait s’en tirer, or il ne l’était pas plus que moi.

Mais je l’étais, soi-disant. Moi, l’apprenti-gangster, vêtu de neuf, coiffé d’un feutre agressif ! Un revolver imaginaire était suspendu à une bricole, sous mon aisselle gauche, et le cran de sûreté était tiré. Je me levai, et mes jambes ne me firent pas défaut. Passant derrière l’oncle Ambroise, je me dirigeai vers la porte des lavabos, mais je n’y allai pas, je m’arrêtai au coin du bar, ce qui me permit de prendre les deux types en enfilade.

Je glissai ma main sous le revers de mon veston comme si mes doigts caressaient la crosse de l’automatique imaginaire.

Sans prononcer une parole, je me bornai à les observer. Je ne leur dis pas de garder leurs mains sur le bar, mais ils les y laissèrent.

Je les regardai tous les trois, surtout Kaufman, qui devait bien avoir un revolver quelque part sous le comptoir. J’observai ses yeux jusqu’au moment où je compris où était l’arme ; impossible de la voir, étant donné la place que j’occupais, mais je savais maintenant où il la rangeait.

Je demandai :

— Vous désirez quelque chose, les amis ?

Ce fut l’homme à tête chevaline qui me répondit.

— Rien du tout. Rien.

Il s’adressa ensuite à Kaufman.

— T’es cinglé, Georges. Nous faire risquer des ennuis pareils, pour dix dollars chacun ?

J’intervins, à mon tour.

— Vrai, Georges, c’est dégoûtant ! Tu devrais reculer un peu, le long du bar.

Il hésita, j’enfonçai ma main un peu plus avant sous mon revers. Kaufman recula lentement.

Je contournai le bar et je m’emparai de son arme. Un 32 millimètres, en parfait état.

Je sortis le barillet et fis tomber les balles dans l’eau grasse d’un évier placé contre le mur, j’y jetai ensuite l’arme.

J’étendis alors la main pour prendre une bouteille, sur l’étagère. Dans la glace, je vis l’oncle Ambroise, toujours assis à la même table – il avait l’air de s’amuser ferme. Je choisis la bouteille qui me sembla contenir le breuvage le plus coûteux, du whisky écossais.

— C’est la maison qui paye, les amis, dis-je en remplissant deux verres.

L’homme à tête chevaline m’adressa un sourire.

— Vous ne voudriez pas nous donner nos dix dollars chacun en les prenant dans la caisse ? Georges a failli nous faire un sale coup…

Mon oncle se leva et s’approcha du bar. Entre les deux gangsters, il avait l’air tout petit.

— Permettez, dit-il en prenant son portefeuille.

Il tendit un billet de dix dollars à chacun.

— … C’est juste, mes amis. Je ne voudrais pas que vous soyez roulés ainsi.

L’homme à tête de cheval empocha son billet et dit :

— Vous êtes régulier, Monsieur. Autant gagner notre pognon. Vous n’avez qu’à nous donner le signal…

Son compagnon et lui regardèrent Kaufman, qui pâlit et recula encore.

— Non, fit mon oncle. Nous aimons Georges… nous ne voudrions pas le voir amocher. Remplis encore nos verres, Ed.

Je versai de nouvelles rasades de whisky aux deux types, je pris deux autres verres et les remplis gravement de soda.

— N’oublie pas Georges, dit l’oncle Ambroise.

— Bonne idée, répondis-je.

Je pris un cinquième verre et le remplis aussi de soda. Je le fis glisser le long du bar vers Kaufman. Il ne le prit pas.

Nous bûmes, tous les quatre. L’homme à tête de cheval dit :

— Vraiment, vous ne voulez pas que nous…

— Non, répondit mon oncle. Nous aimons Georges, il gagne à être connu. Vous devriez partir, maintenant, inutile d’attirer l’attention du flic qui fait sa ronde. Il pourrait entrer, par hasard.

— Georges ne dira rien, fit l’homme à tête chevaline avec un coup d’œil sévère au patron.

Nous bûmes encore un verre, puis les deux phénomènes partirent. L’atmosphère était très amicale. Mon oncle me regarda en riant.

— Six verres de whisky, et cinq sodas… ça fait trois dollars… Rends-moi la monnaie, Ed.

Il posa un billet de cinq dollars sur le comptoir et je pris un dollar et demi dans le tiroir-caisse que je rendis à mon oncle.

— C’est juste, nous ne voudrions pas avoir des dettes envers Georges.

Nous revînmes alors nous asseoir à notre table. Cinq minutes s’écoulèrent avant que Kaufman se rende compte que tout était fini et que nous allions affecter, par notre attitude, que rien ne s’était passé.

Au bout d’un instant, un homme entra et demanda de la bière. Kaufman le servit.

Puis il revint nous trouver. L’émotion, sans doute : son teint était encore verdâtre. Il nous dit :

— Vrai de vrai, je ne sais rien sur la mort de ce Hunter. Rien que ce que j’ai déclaré à l’enquête.

Nous restâmes muets.

Kaufman attendit un instant, puis il retourna au bar. Il se versa deux doigts de whisky dans un gobelet et but. C’était la première consommation que je le voyais prendre.

Nous ne levâmes la séance qu’à huit heures et demie.

Des clients étaient venus, étaient repartis. Kaufman ne but rien d’autre, mais il laissa tomber deux verres qui se brisèrent.

Nous n’échangeâmes que de rares paroles en revenant à Chicago Avenue. En dinant, mon oncle dit :

— Tu as été épatant, Ed. Franchement, je ne t’en aurais pas cru capable !

— Moi non plus ! répondis-je en riant. Nous y retournons, ce soir ?

— Non. Le traitement lui a fait du bien, nous attendrons à demain. J’appliquerai une nouvelle tactique… Demain soir, nous serrerons la vis.

— Vous êtes sûr qu’il cache quelque chose ?

— Il a peur. Il avait déjà peur à l’enquête. Je crois qu’il sait quelque chose. En tout cas, il représente la seule piste à suivre. Tu devrais aller te coucher, mon garçon.

— Qu’allez-vous faire ?

— J’ai rendez-vous avec Bassett à onze heures.

— Je resterai avec vous, j’aimerais le voir aussi. De toutes façons, je ne dormirais pas.

— Euh… c’est le choc en retour. Tu as risqué gros, tout à l’heure.

Je fis un signe d’assentiment.

— Oui, je tremble encore… J’ai crâné, mais j’ai eu rudement peur ! Je me suis appuyé au bar, par crainte de tomber !

— Tu as sans doute raison de craindre l’insomnie. Mais il reste deux heures avant onze heures. Que veux-tu faire ?

— J’ai envie d’aller à l’imprimerie Elwood. J’ai à toucher l’argent qui nous est dû, à papa et à moi. Trois jours de paye…

— Tu peux toucher des chèques le soir ?

— Oui, ils sont dans le bureau du contremaître et le contremaître de nuit a la clef. Je pourrai aussi vider le casier de mon père et ramener tout ça à la maison.

— Euh… Écoute, l’imprimerie n’aurait rien à voir avec le meurtre de ton père ?

— Je ne vois pas comment. Ce n’est qu’une imprimerie, ils ne font pas de fausse monnaie ou des trucs louches.

— Ouvre les yeux, néanmoins. Ton père n’y avait pas d’ennemis ? On l’aimait bien ?

— Oui, tous l’aimaient. Papa voyait beaucoup Bunny Wilson ; moins, cependant, depuis que Bunny a été affecté à l’équipe de nuit. Et Jake, le contremaître de jour. Lui et papa étaient assez liés.

— Bon. Je vais retrouver Bassett dans Grand Avenue, là où nous l’avons vu l’autre soir. Viens nous retrouver, vers onze heures.

— Entendu.

Je partis pour l’imprimerie, dans State Street. Cela me parut drôle d’y aller le soir, et pas pour travailler.

Je montai l’escalier, faiblement éclairé, jusqu’au troisième étage et je m’arrêtai à la porte de la salle de composition. Six linotypes étaient rangées à gauche de la pièce. Bunny composait sur le clavier de l’une d’elles, trois ouvriers travaillaient sur trois autres machines.

Je restai sur le seuil, pendant un instant. Personne ne me remarqua.

Puis je vis Ray Metzner, le contremaître de nuit, qui allait s’asseoir à son bureau et je m’approchai de lui.

Il me dit bonsoir, j’en fis autant, puis nous restâmes silencieux, ne sachant trop comment amorcer la conversation. À ce moment Bunny Wilson m’aperçut et vint me retrouver.

— Tu reviens travailler, Ed ?

— Bientôt.

Ray Metzner ouvrit le tiroir de son bureau. Il trouva les chèques et me les remit.

— Tu es bien beau, Ed !

J’avais complètement oublié que j’étais vêtu fort élégamment et j’en fus un peu gêné.

— Quand tu reviendras, Ed, dit Bunny, pourquoi ne demanderais-tu pas de travailler la nuit. Qu’en penses-tu, Ray ?

Metzner fit un signe d’assentiment.

— Bonne idée, Ed. C’est mieux payé que le travail de jour. Tu apprends à te servir d’un clavier ?

— Oui.

— Tu pourrais t’exercer plus souvent la nuit, il y a toujours une ou deux linotypes qui ne marchent pas. Dans les moments où nous n’aurons pas besoin de toi, tu n’auras qu’à t’exercer. Une demi-heure par-ci, une demi-heure par-là…

— Oui, j’y penserai. Je ferai peut-être ma demande.

Je compris leur pensée : papa me manquerait davantage si je reprenais le travail de jour, puisque j’étais accoutumé à travailler avec lui. Sans doute avaient-ils raison. En tout cas, c’était gentil de leur part.

— Je voudrais ouvrir le casier de papa, Ray, dis-je au contremaître. Il faut que je m’en aille ensuite. Vous avez un passe-partout, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

Il me tendit une clef après l’avoir enlevée de son trousseau.

Bunny dit :

— Je vais descendre prendre un sandwich et du café. Je t’invite.

— D’accord.

J’allai ensuite ouvrir le casier de papa. Il ne contenait qu’un vieux tricot, et la petite valise noire.

Je mis le vieux tricot dans mon propre casier et pris la valise. Elle était fermée à clef, aussi je n’essayai pas de l’ouvrir.

À la maison, je l’ouvrirai pour savoir ce qu’elle pouvait contenir. Ce n’était qu’une petite valise en carton, du type que l’on achète dans les bazars, longue de cinquante centimètres et profonde de dix. Elle se trouvait dans le casier de papa depuis que j’avais commencé de travailler à l’imprimerie.

Je lui avais demandé un jour ce qu’elle contenait.

— Oh, m’avait-il répondu, des vieilleries que je ne tiens pas à laisser à la maison. Rien d’important.

Bunny et moi descendîmes et entrâmes dans le petit bar voisin. Mon compagnon mangea un sandwich et une tranche de pâté. Puis nous allumâmes des cigarettes et Bunny demanda :

— Est-ce qu’on a pincé le… le type, Ed ? L’assassin ?

Je fis un signe de dénégation.

— Ils ne soupçonnent personne, Ed ?

Je le regardai.

Quelle curieuse manière de poser cette question ! Je mis un instant à en saisir le sens. Je dis enfin :

— Maman n’est pas soupçonnée, si c’est là ce que tu veux dire, Bunny.

— Je ne voulais pas…

— Mais si. Tu ne pouvais vouloir dire autre chose, étant donné ta façon de poser la question. Non, maman n’y est pour rien.

— Je le sais bien, Ed. C’est ce que… Nom d’un chien, je patauge encore plus ! J’aurais dû me taire car je ne sais pas être subtil. Je voulais me renseigner sans rien te dire, et c’est le contraire qui aura lieu.

— Alors, je t’écoute.

— Écoute, Ed. Quand un type se fait tuer, la police soupçonne toujours sa femme, à moins qu’elle n’ait un alibi inattaquable. C’est l’habitude. Il en va de même quand la femme est tuée : c’est le mari qui est soupçonné en premier.

— Possible. Mais dans le cas qui nous occupe il s’agit d’une agression caractérisée, d’une agression à main armée…

— Bien sûr, mais cela ne les empêche pas d’envisager toutes les possibilités, dans le cas où le crime serait autre qu’il ne paraît. Je sais où était Madge – ta mère – entre minuit et une heure et demie, par conséquent elle n’a rien à craindre, je peux lui fournir un alibi, si elle en a besoin. C’est ce que je voulais dire en t’affirmant que je savais qu’elle n’avait pas fait le coup.

— Où l’as-tu vue ?

— Mercredi soir, c’était mon soir de sortie. Après avoir pris quelques verres, j’ai téléphoné chez vous vers dix heures pour voir si Wally était là. Et il…

— Je me rappelle maintenant. C’est moi qui t’ai répondu, je t’ai dit qu’il était sorti.

— Oui. Aussi je suis allé dans plusieurs bars, dans l’espoir de le rencontrer. Je ne l’ai vu nulle part. Vers minuit, j’étais dans un bar près de Grand Avenue, j’en ignore le nom. Et Madge entra. Elle me dit qu’elle venait de se décider à descendre pour boire un coup avant de se coucher ; que Wally n’était pas encore rentré.

— Avait-elle l’air contrarié ?

— Elle ne le paraissait pas, mais on ne sait jamais avec les femmes. Nous avons pris quelques verres en bavardant. Vers une heure, je l’ai raccompagnée, je suis ensuite rentré. Je le sais, parce que je suis arrivé chez moi un peu avant deux heures.

— L’alibi est bon, si jamais elle en a besoin. Mais elle n’en a pas besoin, Bunny. À propos, c’est pour cette raison que tu es venu à l’enquête ? Je m’étais demandé pourquoi tu étais là.

— Bien sûr. Je voulais savoir l’heure à laquelle c’était arrivé, des détails, quoi ! À l’enquête, on n’a même pas demandé à Madge si elle était sortie ce soir-là, ou si elle était restée chez elle. Donc je savais que tout allait bien pour elle. On ne lui a pas posé la question ?

— Pas que je sache. Moi, je savais qu’elle était sortie, parce que je l’ai trouvée encore habillée le matin quand je suis allé réveiller papa, mais…

— Encore habillée ? Ciel, pourquoi…

J’avais perdu une occasion de me taire. Maintenant, j’étais obligé de le renseigner.

— Elle avait une bouteille à la maison et a dû continuer de boire, en attendant papa. Seulement, elle s’est endormie sans se déshabiller.

— La police est au courant ?

— Je l’ignore, Bunny. Quand je suis parti, elle allait se lever ; je l’ai entendue. Il est possible qu’elle ait ôté sa robe alors pour faire sa toilette, qu’elle ait enfilé une robe de chambre. Dans ce cas les policiers ne se seraient aperçus de rien. Au contraire, si elle leur a ouvert la porte vêtue comme elle l’était au moment de mon départ… eh bien, ils auraient été obligés de comprendre.

— Alors, tout va bien, dit Bunny. Du moment qu’ils ignorent qu’elle est sortie… Tu comprends ce que je veux dire.

— Bien sûr.

J’étais un peu soulagé, je l’avoue, d’avoir appris où était maman cette nuit-là et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

Bunny essaya encore de me prêter de l’argent, au moment où nous nous séparâmes.

 

Lorsque j’arrivai à la taverne, l’oncle Ambroise était encore assis seul dans le coin que nous avions occupé auparavant. Il était onze heures moins dix.

Il remarqua aussitôt la valise et je le mis au courant.

Mon oncle la posa sur la table, fouilla ses poches et en sortit un bout de fil de fer.

— Tu permets, Ed ?

— Tout à fait d’accord !

La serrure fut vite forcée. Il souleva le couvercle.

— Nom d’un chien ! fis-je.

Un étonnant fouillis s’offrit à ma vue, dont le sens m’eut échappé, naguère, avant que mon oncle m’eût renseigné sur la vie que mon père avait menée dans sa jeunesse.

Une perruque noire, frisotée, accessoire indispensable à qui se maquille en nègre ; une demi-douzaine de boules rouges, de celles qu’emploient les jongleurs ; un poignard espagnol, dans sa gaine ; un beau pistolet de tir ; une mantille noire, une petite figurine en terre cuite, représentant une idole aztèque.

D’autres objets, encore. Une liasse de papiers, recouverts d’une écriture serrée. Un objet enveloppé dans du papier de soie. Un vieil harmonica.

La vie de papa, bourrée dans une petite valise. En tout cas, une phase de son existence. Des objets qu’il désirait garder, mais pas chez lui, où ils auraient pu être dispersés ou perdus, où il n’aurait pu éviter de répondre aux questions posées.

Un bruit nous fit lever les yeux : c’était Bassett.

— D’où vient tout ça ? demanda-t-il.

— Asseyez-vous, dit mon oncle.

Il avait pris une des boules de jongleur et la regardait comme on contemple une boule de cristal. Une lueur émue vacillait dans ses yeux. Il me dit :

— Renseigne-le, petit.

J’obéis. Bassett prit la liasse de papiers.

— C’est de l’espagnol !

— On dirait des poèmes, dis-je. Oncle Ambroise, papa a-t-il écrit des vers en espagnol ?

Sans quitter des yeux la boule rouge, mon oncle fit un signe d’assentiment.

Bassett feuilletait les pages, un petit papier tomba de la liasse. Un petit rectangle de papier neuf, de bonne qualité, portant un texte imprimé, mais dont les blancs avaient été remplis à la machine ; dans le bas, une signature tracée à l’encre.

Je lus par-dessus l’épaule de Bassett. C’était un reçu pour une prime de compagnie d’assurance. Datée de deux mois auparavant, c’était la prime trimestrielle d’une police établie au nom de Wallace Hunter.

L’importance de la somme m’étonna. Cinq mille dollars ! Une petite annotation sous « Police d’Assurance sur la Vie », précisait : « Double indemnité. » Dix mille dollars… le meurtre est-il considéré comme une mort accidentelle ?

Le nom de la bénéficiaire : Mrs. Wallace Hunter.

Bassett toussota et l’oncle Ambroise leva les yeux. Bassett lui passa le reçu.

— C’est la seule chose qui nous manquait, je le crains. Un mobile. Elle m’a dit qu’il n’était pas assuré.

L’oncle Ambroise lut le document, lentement.

— Vous êtes fou ! dit-il. Madge n’a pas fait le coup.

— Elle était dehors, cette nuit-là. Elle avait un mobile. Elle a menti à deux occasions. Je regrette, Hunter, mais…

Le barman se tenait près de notre table. Il demanda :

— Que prendrez-vous, Messieurs ?